Penser l’après : En quoi Camus est-il indispensable pour nous aider à sortir de la crise ?


Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.


Pour aborder la crise actuelle, l'humilité est de mise.
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Les chercheuses et les chercheurs qui contribuent chaque jour à alimenter notre média en partageant leurs connaissances et leurs analyses éclairées jouent un rôle de premier plan pendant cette période si particulière. En leur compagnie, commençons à penser la vie post-crise, à nous outiller pour interroger les causes et les effets de la pandémie, et préparons-nous à inventer, ensemble, le monde d’après.



Il y a deux raisons essentielles pour lesquelles Camus nous est indispensable pour sortir de la crise. La première concerne un extrait de La Peste qui fait l’objet d’une abondante diffusion sur les réseaux sociaux. La deuxième, moins aperçue, est précieuse si l’on veut apprendre de Camus à vivre autrement. Ces deux raisons ont un socle commun, celui des évidences de notre temps, qui est le temps du triomphe du capitalisme depuis l’effondrement du bloc soviétique (le « communisme » chinois est loin d’être communiste au sens propre).

Le capitalisme partage, avec le marxisme et avec les idéologies les plus extrêmes de notre temps – c’est-à-dire ici des deux derniers siècles de l’histoire du monde –, le goût des « perfections », et de ce qui est total, au sommet absolu des possibles. Il suffit pour s’en convaincre d’avoir à l’esprit des expressions comme « rationalité pure et parfaite », ou « maximisation du profit ou de la satisfaction » en théorie économique, ou encore sur les plans à la fois théorique et pratique « zéro stocks », « zéro délai », » zéro risque », « zéro défaut » ; enfin de manière générale de « contrôle » et de « transparence », via des processus de « reporting » systématiques.

Dans le monde de la gestion, le fantasme de perfection revient au fantasme de trouver la recette miracle, qui garantirait la prospérité des entreprises, voire du monde entier – nonobstant la compétition de plus en plus âpre que tout le monde s’impose à cet effet.

Cet « extrémisme » des attentes, des présuppositions et des attitudes est profondément problématique, car il alimente de manière pernicieuse, déniée, et peu visible, des jugements tout aussi extrêmes de tous contre tous. Nous pourrions aller, sans nous en apercevoir, vers une guerre radicale de tous contre tous, que le système économique et financier mondial nourrit abondamment.

Ne pas aggraver la crise : éviter tout esprit d’accusation

C’est sur ce premier point que Camus est en effet d’abord indispensable. Camus n’accuse jamais personne : il observe, comprend, imagine. Dans La Peste, il fait observer ceci au début de la maladie, citation abondamment diffusée ces derniers temps sur les réseaux sociaux :

« Personne n’avait encore accepté réellement la maladie. La plupart étaient surtout sensibles à ce qui dérangeait leurs habitudes ou atteignait leurs intérêts. […] Leur première réaction, par exemple, fut d’incriminer l’administration. »

Deux leçons sont à retenir pour nous dans cette citation : sur le déni d’abord, sur les accusations ensuite.


Sur le déni


Il est d’abord humain – « trop humain » dirait Nietzsche –, de nier lorsqu’elle apparaît, une catastrophe aussi radicale qu’une épidémie, et qui plus est une pandémie. Il est « normal » de ne pas vouloir voir une telle chose, car nous avons tous besoin de simplicité et d’évidences pour conduire notre vie au quotidien. C’est par la répétition de gestes ordinaires connus, bien appris, qui marchent bien, évidents, que nos vies nous sont à la fois possibles et supportables. Nous sommes toutes et tous pris tôt ou tard dans ce que nous pourrions appeler nos « zones de confort ». Et c’est vital.

Il importe, pour bien mesurer ce qui est en jeu, d’observer ce qui fait nos zones de confort, avant même nos lâchetés, nos intérêts, et nos entêtements. Font partie de nos zones de confort la langue que l’on parle, la manière dont nous sommes en relation avec les autres, la manière dont nous nous alimentons, nos réflexes lorsqu’il s’agit de prendre une douche ou de se faire un café, etc. C’est ce quotidien le plus ordinaire qui fait nos zones de confort. Et bien évidemment, cela s’étend au domaine du travail lorsque l’on a la chance d’avoir un emploi. Autrement dit, nous ne pouvons pas ne pas adosser nos vies quotidiennes à toutes sortes de manières de faire les choses, et d’« évidences », s’il s’agit de vivre. Et nous nous accrochons à nos habitudes et à nos intérêts immédiats lorsque nous en pressentons la vulnérabilité. Le désarroi vient précisément lorsque les évidences deviennent impossibles, lorsque « tout devient un combat » comme dit Cabrel.

Si tout nous devient un combat, y compris par exemple de marcher debout comme cela nous est venu normalement dès la prime enfance, alors la vie est impossible, et peut survenir jusqu’à la folie. Il arrive en psychiatrie de rencontrer des patients dont l’altération des évidences va jusqu’à l’oubli de la marche debout.

C’est pourtant là précisément le deuxième aspect de notre humanité : nous sommes tous capables de mettre en question toutes nos évidences, et sans devenir fous. Nous sommes tous capables d’interroger nos zones de confort et de prendre du recul par rapport à ce qu’elles représentent. Autrement dit, nous sommes tous capables de douter, et d’accepter de constater que ce qui nous était certitude, adossement, repos, disparaît sous nos pieds. C’est cela l’humanité au sens fort : être capable de douter, de prendre du recul, et de découvrir que la manière de vivre que nous avions eue n’était en fait peut-être pas si bonne que cela, voire mauvaise, et soudain plus viable. Nous sommes tous capables de cet écart par rapport à nos intérêts les plus habituels, les plus convenus, et de recommencer à vivre, en mettant sur le métier d’autres manières de vivre.

Camus sait ces deux aspects de notre humanité, tendue entre zones de confort et interrogation. Et rien n’est entrepris dans sa littérature pour y juger qui que ce soit. Il n’est jamais pour lui question d’accuser mais d’accompagner les hommes dans leurs faiblesses, tendrement, presque paternellement, vers le dépassement de leur déroute, aussi absurde que soit le monde. On trouve chez Camus du christianisme, ce que le Christ sur le point de mourir demande à son père : « Pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu’ils font ». L’équivalent de cette demande dans le monde grec se trouve exprimé par Socrate : « Nul n’est méchant volontairement ». Camus est très proche de bien des attitudes et des postures anciennes que nous gagnons à réentendre.


Sur les accusations


Soulignons précisément ce deuxième point de la citation de Camus : « Leur première réaction, par exemple, fut d’incriminer l’administration. » Camus anticipe ce que nous avons vécu ou ce que nous sommes en train de vivre, qu’il est vital de ne pas intensifier. Ce qui est fondamental dans cette observation, est l’inconséquence en quoi consiste toute accusation lorsque l’on est au pied du mur, quand l’urgence est de répondre à la question de savoir comment l’on va sortir de la crise. Dans ce passage de La Peste, l’on est encore dans un contexte de déni. Tant que le déni domine, le sentiment de l’urgence à agir n’est pas, comme on vient de le voir, le premier qu’on éprouve. Il n’en demeure pas moins qu’en temps de crise, l’essentiel n’est pas de trouver des coupables pour « expliquer » ce qui arrive, mais d’identifier les problèmes en les priorisant et de tout faire pour les résoudre, et traverser la crise avec le moins de pertes possibles. À tous égards, notamment la perte du sens de ce que nous faisons.

Nous retrouvons ici le problème de la « perfection », ou de l’extrémisme des attentes par quoi nous avons commencé. L’origine du mot « accusation » est révélatrice des enjeux que draine ce terme : « ac-cuser » revient à « trouver la cause » de quelque chose. Autrement dit, accuser c’est expliquer, « déplier » le réel pour identifier comment est advenu tel ou tel événement. Un monde qui cherche la perfection, qui exige et présuppose la perfection en tout, est un monde où aucune place n’est laissée à l’hésitation, à l’erreur, à la véritable recherche de solutions au cœur des circonstances, sur le fond de l’ignorance irréductible à une situation nouvelle. Si l’on croit que tout un chacun est censé tout savoir et tout pouvoir au sujet de ce dont il ou elle est responsable – quel que soit le niveau de ces responsabilités –, alors ne pas réussir devient une faute voire un scandale. Un monde qui présuppose que la perfection est à la fois possible et réelle, est un monde d’accusations dans tous les sens, où tout le monde est coupable d’imperfection.

Évidemment en particulier, bien que non exclusivement, l’« administration », ou celles et ceux qui sont censés garantir la sécurité et la paix civiles. Il ne s’agit pas ici de dire que l’administration qui est la nôtre en France fait tout bien. Il s’agit de ne pas perdre de temps à l’incriminer, pour se consacrer au plus urgent et au plus important : si nous voulons traverser la crise sanitaire avec le moins de dégâts possibles, et qu’elle ne devienne pas une crise économique, sociale et politique mondiale, infiniment plus grave que la crise sanitaire elle-même déjà gravissime, alors il est de la responsabilité de chacune et chacun d’orienter notre regard, solidairement, en direction de son dépassement. Outre les urgences sanitaires en tant que telles, l’urgence est de cesser de regarder les poutres dans les yeux des voisins, et de redéfinir sans cesse ensemble le métier de vivre.


Enraciner notre futur à partir de là où nous sommes


Le caractère délétère de la culture de la perfection apparaît également lorsque l’on considère le rapport actuel du monde économique aux « innovations ». En remarquant qu’il n’y a rien de plus banal à notre époque que de vouloir se différencier en « innovant » – en particulier grâce aux « progrès » que permettent les nouvelles technologies, on peut remarquer également que le « changement » voire les « transformations » sont de plus en plus abordées en pratique sur la base d’un effort pour faire « table rase » du passé dans les organisations. La vectorisation du monde économique en direction du futur est autrement dit de plus en plus unilatérale, et tout se passe la plupart du temps comme si aucune compétence préalable n’existait, comme s’il fallait tout inventer à nouveaux frais, comme si notre passé ne nous était absolument de rien.

Une telle posture largement dominante dans le monde économique est profondément problématique à plusieurs titres, dont le moindre n’est pas de faire éprouver aux travailleurs, aux employés, aux équipes des organisations – qu’elles soient publiques ou privées – un sentiment de nullité radical. Car s’il fallait vraiment tout changer, et totalement, pour s’orienter en direction d’un avenir meilleur, ce serait donc que ce qui était fait jusqu’ici n’avait absolument aucune valeur et aucun sens.

Outre l’effet dévastateur en termes de motivation et de reconnaissance des personnes et des compétences, cette posture recèle en puissance des conséquences catastrophiques. Ce qui est en train de se jouer au niveau mondial serait le passage à un « monde » fondamentalement structuré par la puissance incontestablement dominante des technologies, « monde » tour à tour souhaité, fantasmé, craint, et systématiquement réputé inéluctable. Or, derrière le caractère inéluctable de l’essor exponentiel des nouvelles technologies se nicherait de manière plus ou moins cachée la disparition de l’humanité tout court. L’extrémisme revendiqué du transhumanisme radical rêve délibérément à un point singulier du temps où à la fois l’intelligence artificielle deviendrait supérieure à l’humaine, et où l’humanité vaincrait la mort.

Plus pernicieux encore peut-être, car plus généralisé, est le rêve au quotidien de l’inféodation de nos sociétés aux technologies comme « évidemment » supérieures aux humains, sur le fond de l’oubli que ce sont des femmes et des hommes qui inventent et fabriquent ces dites technologies tous domaines confondus. Est en jeu soit la disparition de l’humanité telle que nous la connaissons jusqu’ici, soit son inféodation définitive aux technologies qu’elle invente et fabrique.

C’est ici que Camus est de nouveau indispensable. En écrivant L’homme révolté, qu’il publie en 1951, et qu’il attribue au même cycle d’œuvres que La Peste, Camus est l’un des tout premiers intellectuels, si ce n’est le tout premier, à identifier les proximités entre les révolutions communiste et nazie. L’argument central du livre consiste à observer que dès que nous humains, rêvons à quelque « solution finale » que ce soit, lorsque nous nous mettons en demeure de rendre le rêve réel, nous provoquons l’exact inverse, que Camus appelle les « terrorismes d’État ».

Ceci, qu’il s’agisse de l’horreur délibérée d’un rêve de « pureté et de perfection » comme le rêve de faire régner pour jamais une « race » aryenne supposée supérieure à toutes les autres, ou, et il est profondément douloureux de le constater, qu’il s’agisse du rêve de supprimer définitivement la domination de l’homme par l’homme comme le dit le très grand humaniste Karl Marx, laquelle suppression a abouti entre autres aux camps staliniens que Camus pressentait, et à des régimes comme celui de Pol Pot dont malheureusement son livre anticipait l’horreur. Or, qu’ont eu de commun les révolutions du XXe siècle, si ce n’est de rêver de faire « table rase » du passé, pour créer un monde définitivement meilleur, enfin débarrassé de toute scorie, de toute imperfection, de toute « erreur » et de tout mal – quel que soit le contenu que l’on donne au « mal » en question.

Il en est exactement de même dans le monde où nous vivons, de manière cependant encore plus radicale et pernicieuse. Car c’est au creux même de ce que nous tenons pour du « progrès », et éminemment celui des nouvelles technologies, au cœur de notre approbation fondamentale pour un monde meilleur voire parfait, d’où la mort même serait exclue, que se loge la posture qui présuppose que ce qui a été jusqu’ici n’a aucune valeur pour l’humanité en route vers son futur, et qu’il faut œuvrer à une « solution finale » de tous les problèmes pourtant déjà vécus, affrontés, résolus ou surpassées par des femmes et des hommes. Or, cette « solution finale » qui ne dit pas son nom consiste en effet à éliminer l’humanité telle qu’elle fut jusqu’ici au profit d’une « post-humanité » nouvelle, idéalement pure et parfaite. La différence fondamentale entre l’idéologie nazie et cette perspective, est qu’à ce compte, ce serait l’humanité entière qui serait non conforme et qu’il faudrait supprimer pour accéder enfin à un bonheur pur et total.

Ce qu’il y a d’infiniment dangereux dans cette révolution supplémentaire en cours est d’une part qu’elle se joue avec le consentement croissant d’une humanité manquant de l’éducation nécessaire pour prendre distance avec la fascination provoquée par les nouvelles technologies. D’autre part, parce qu’étant le fait d’une société et d’une économie mondialisée, une telle révolution conduirait si on la laisse se faire, à un terrorisme qui ne serait plus un terrorisme d’État, encore localisé et contre lequel l’on pourrait lutter, mais à un terrorisme mondial d’entreprises privées plus puissantes que tous les États du monde. Un terrorisme mondial qu’il serait impossible de fuir. Nous serions alors très proches de la plus grande des tyrannies pressentie par les anciens et en particulier Platon, lorsqu’ils mettent en garde contre le volontarisme s’agissant de politique (voir par exemple La république, fin du Livre IX).

Camus, très proche dans son diagnostic de cette prudence des anciens Grecs, plaide pour une posture fondamentalement humaine de « révolte » permanente, au cœur de l’inachèvement irréductible de toute chose. Adopter une telle posture faite d’humilité, d’écoute et d’essais, plutôt que d’orgueil, de certitude et d’efficacité en direction d’on ne sait quoi, reviendrait à vivre de nouveau ce que furent tempérance et modération pour les Grecs. On peut supposer si ce n’est espérer qu’au travers même de son horreur, la crise du coronavirus nous réapprenne une telle posture.The Conversation

Laurent Bibard, Professeur en management, titulaire de la chaire Edgar Morin de la complexité, ESSEC


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